GRAMMAIRES SPÉCULATIVES

GRAMMAIRES SPÉCULATIVES
GRAMMAIRES SPÉCULATIVES

GRAMMAIRES SPÉCULATIVES

À la fin du XIIe siècle, un tournant s’opère dans la conception européenne des recherches linguistiques. Jusque-là, la grammaire, fondement de la culture médiévale et premier des «arts libéraux», se donnait pour tâche d’enseigner à bien parler et bien écrire (suivant la définition même de Quintilien), c’est-à-dire à maîtriser le latin et à comprendre la littérature latine. Cette grammatica regularis , fondée sur l’étude de Donat et de Priscien, est une philologie. À partir de 1100, le développement de la dialectique (c’est-à-dire la logique), deuxième des «arts libéraux», pose la question des rapports de celle-ci avec la grammaire. Si Pierre Hélie s’attache à distinguer soigneusement ces disciplines, Pierre Abélard ouvre la voie d’une théorie globale du langage, intégrant grammaire et dialectique. Pour lui, les mots ne réfèrent pas directement aux choses, ils engendrent une intellection (intellectus ) orientée vers les choses: le langage intervient donc en tiers dans la connaissance du réel (ce qui explique l’importance de son étude) et la grammaire doit s’adjoindre une théorie de la signification, que peut lui fournir la dialectique — et, d’une façon générale, la philosophie. Ainsi apparaît la possibilité d’une science du signe.

Ce mouvement fut amplifié et systématisé par une école de grammairiens, dont les travaux s’étendirent sur une centaine d’années (env. 1250-env. 1350). Ces grammairiens bénéficient du développement de la pensée scolastique en tant que pensée unifiée qui adjoint la philosophie aristotélicienne (dont on a, alors, une bonne connaissance) à la théologie et qui permet de situer le langage au sein d’une conception globale du savoir humain. Poursuivant Abélard, mais selon une métaphysique qui a fait défaut à ce dernier, ils postulent que le signe linguistique n’a de lien qu’avec la réalité mentale, qui conceptualise le réel. La grammaire doit donc se fonder sur une théorie, que l’on pourrait dire structurale, de l’activité psychique (la recherche grammaticale est une spéculation ); elle doit montrer comment la langue reflète (telle un miroir, lat. speculum ) les structures de la pensée: la grammaire normative (regularis ) cède la place à une grammatica speculativa ; dès lors, l’ars grammatica devient une scientia , et le grammairien un philosophe. Ces grammairiens-philosophes n’ont pas tous été édités, ni étudiés (on souhaiterait connaître, en particulier, le jeu de leurs influences réciproques); on citera parmi les plus importants: Roger Bacon (auteur, en 1245, d’une Summa Grammatica , que l’on peut considérer comme le premier essai de grammaire spéculative), Martin de Dacie (De modis significandi , vers 1270), Jean de Dacie (Summa Grammatica , 1280), Michel de Marbais (De modis significandi , vers 1300), Siger de Courtrai (Summa Modorum significandi , vers 1320) et surtout Thomas d’Erfurt (De modis significandi sive grammatica speculativa , 1350).

Comme le montre le double titre du traité de Thomas, la grammaire spéculative est une étude des modes de signification. Les «modistes», conformément à la philosophie de leur temps, considèrent que les choses possèdent, en tant qu’existants, diverses propriétés ou modes d’être (modi essendi ). L’esprit les appréhende grâce aux modes actifs de conception (modi intelligendi activi ), auxquels correspondent les modes passifs de conception (modi intelligendi passivi ), qualités des choses telles qu’elles sont appréhendées par l’esprit. L’étape suivante est celle du langage: l’esprit confère aux sons vocaux (voces ) les modes actifs de signification (modi significandi activi ), en vertu desquels ils deviennent des mots (dictiones ) — et des parties du discours (partes orationis ) — et signifient les qualités des choses; ces qualités sont alors représentées par les modes passifs de signification (modi significandi passivi ), qualités des choses telles qu’elles sont signifiées par les mots. En d’autres termes, les modi essendi , les modi intelligendi passivi et les modi significandi passivi sont reliés, à trois niveaux, aux propriétés des choses: telles qu’elles se trouvent dans le monde, telles que l’esprit les conçoit, telles que la langue les exprime.

Les modi significandi constituent donc le concept clef de cette théorie («Grammatica est de modis significandi qui sunt operati ab anima », dit Siger de Courtrai). Toute partie du discours, ou classe de mots, se distingue par sa représentation de la réalité, grâce à un mode ou à un point de vue particulier. Ainsi la même réalité, la douleur par exemple, peut être exprimée selon le mode de la permanence (modus entis ) par un substantif (dolor ), ou selon le mode du changement (modus esse ) par un verbe (doleo ). Cette linguistique des parties du discours (le premier des deux livres que comporte chaque traité, Ethimologia , examine les modes de signification — généralement empruntés à la tradition aristotélicienne — que mettent en jeu les diverses partes orationis ) se donne cependant les moyens de construire une syntaxe (que décrit le second livre, Diasinthetica ). Les modistes, en effet, se refusent à considérer une classe de mots isolément; pour eux, la dictio n’a pas seulement une significatio , mais une consignificatio , c’est-à-dire, en fait, une fonction syntaxique. Cela conduit à l’étude des relations — dépendant (appositum )/terminant (suppositum ) — qui régissent la phrase «bien formée» (sermo congruus et perfectus ). Bien que ces analyses soient en majorité limitées à des couples d’éléments (substantif-verbe, substantif-adjectif), elles donnent lieu aux recherches syntaxiques médiévales les plus intéressantes.

Malgré son grand rayonnement (elle fut même l’objet d’expériences pédagogiques), la grammaire spéculative resta en concurrence avec la grammaire «traditionnelle», humaniste. Ce conflit est mis en scène au XIIIe siècle dans La Bataille des sept arts , poème allégorique de Henri d’Andeli: les auctores , Homère et Priscien en tête, retranchés à Orléans, forteresse de l’érudition et de la littérature classiques, font une sortie contre les philosophes et les personnifications des sept artes , groupés, autour d’Aristote, à Paris, l’un des principaux centres de la logique et de la grammaire spéculative; ce sont les artes qui finissent par l’emporter. Cependant, par un curieux retour, les grammaires publiées dès le début du XVe siècle (ainsi les Elegantiarum linguae latinae libri VI de l’Italien Lorenzo Valla, mort en 1457) veulent faire triompher la latinité authentique des Anciens et éliminent peu à peu les spéculations médiévales. Ce retour, c’est la Renaissance.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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